Cette nouvelle est parue dans le Cafard hérétique No 10 le 16 mars 2018.
Une femme est assise sur un banc à un arrêt de bus. Elle prend le soleil, les yeux fermés dans la lumière printanière qui chauffe son visage. De nombreux passants marchent sur le trottoir. Un bus s’arrête, le temps de laisser descendre et monter les passagers. Puis il repart.
Un jeune homme, la vingtaine, court après le véhicule :
– Attendez !
Il s’arrête, le bus est loin devant lui.
– Saloperie…
Après un instant d’hésitation, il se retourne. Il voit la femme assise à l’arrêt de bus :
– Vous savez à quelle heure passe le prochain ?
Elle montre un panneau horaire. Le jeune homme soupire, il s’assied à côté d’elle. Il s’essuie le front :
– Fait chaud, marmonne-t-il.
En enlevant son pull, son torse se dévoile. La femme le regarde du coin de l’œil. Ils attendent tous deux sur le banc, il y a beaucoup de passage dans la rue.
– C’est pas possible ces bus… Je vais me faire virer cette fois, c’est sûr, dit le jeune homme.
– Pourquoi ?
– Je suis en retard. Ça allait au début, mais là, j’arrive plus à suivre. Des fois, je vais bosser le jour, d’autres fois, je dois y aller la nuit…
– Vous faites les trois huit ?
– Ah, vous connaissez ?
– Oui, j’ai les mêmes horaires. Je suis aide-soignante aux soins palliatifs.
– Moi je fais mon service civil à la maison de vieux de la Terrassière, depuis cinq mois. Et j’ai déjà vu sept personnes partir les pieds devant…
Un promeneur et son chien passent devant eux.
La femme regarde l’animal, un sourire gêné au coin des lèvres :
– Parfois… quand je prépare les médicaments, j’hésite sur la quantité de somnifères. Faut dire que les patients me demandent tous les jours d’augmenter la dose.
– Moi aussi ! Certains voudraient qu’on le fasse vraiment, j’en suis sûr. C’est affreux ce travail.
La femme le regarde, l’air interrogateur :
– Pourquoi ? Moi je ne trouve pas. La mort, c’est très banal au fond.
– La mort, c’est tout sauf banal. C’est impensable, ou alors ça veut dire que vous acceptez tout, l’exploitation, la guerre…
Elle ne comprend pas. Il y a de moins en moins de bruit dans la rue.
– Ca veut dire que plus rien n’a d’importance, ajoute-t-il.
– Non, pas du tout. Je dis juste que c’est normal de vouloir mourir quand on est vieux ou très malade.
– Moi je n’accepterai jamais la mort. Tout comme je n’accepterai jamais le monde tel qu’il est. Et cet hospice pourri qui va me virer cet après-midi…
La femme est pensive. Elle dit :
– Moi, parfois, j’aimerais bien arrêter de travailler. J’ai perdu le sommeil à force de changer d’horaires tout le temps.
– Tu voudrais faire quoi, dans l’idéal ?
La femme sent ses joues rougir, elle est gênée.
– Quand j’avais vingt ans, je voulais être médecin.
– Mais tu peux toujours ! Il n’est jamais trop tard.
– Tu crois vraiment ce que tu dis ?
Elle a les yeux dans le vide, sa tête tourne légèrement. Il n’y a plus de bruit, plus personne autour d’eux. Elle voit apparaître de fines touches de couleurs ici et là.
Elle reprend :
– Tu es un rêveur toi, tu as plein d’espoir. Moi je pense au contraire qu’espérer, c’est fuir la réalité. Je voudrais n’avoir aucun espoir, je voudrais juste être ici et maintenant.
La femme a la gorge serrée, elle murmure : « c’est d’avoir trop espéré qui m’a tué ». Les couleurs qu’elle voit de ses yeux humides s’intensifient.
Elle se ressaisit :
– Et toi, tu veux continuer à travailler dans la santé ?
– Non, je pense pas.
Il se passe la main sur le ventre, puis se cambre comme pour s’étendre.
– Et ton petit accent, il vient d’où ? lui demande-t-il.
Elle ne tient plus le regard du jeune homme, elle baisse les yeux.
– Je viens de Bosnie-Herzégovine, mais je suis à Genève depuis longtemps.
– Tu as fui la guerre ?
– Oui, enfin, je suis surtout venue pour le travail.
– Moi j’aimerais faire des études d’ingénieur. Mais pour l’instant je bosse pour me payer un voyage. Avec un ami, on va faire du stop jusqu’en Inde. D’ailleurs je passerais bien par la Bosnie.
La femme le regarde, elle semble chercher une réponse dans son regard.
– Tu vas passer par l’Italie ou l’Autriche ? demande-t-elle.
– L’Italie, je préfère. C’est toute mon enfance ! J’allais en vacances à Brindisi avec mes parents.
Un cri de mouette et des vagues se font entendre.
– Brindisi ? Moi aussi ! dit-elle d’un air enjoué.
– Si ça se trouve on a fait des pâtés de sable ensemble, ajoute le jeune homme, souriant.
Une vague s’échoue à leurs pieds. La mélodie d’un orchestre de guinguette est perceptible. Deux adolescents passent devant eux, côte à côte. Ils se prennent la main et font quelques pas de danse improvisés.
– Il y avait toujours des concerts le soir sur la plage. Parfois, mes parents dansaient, dit-il.
– Oui, moi aussi je me souviens.
Les adolescents disparaissent, la musique aussi. Elle réagit :
– C’est aussi ce qui te met en colère, parce que ce qui se réalise n’est jamais ce que tu as espéré. Alors que quand tu n’attends rien, c’est plus facile.
– On en serait toujours à l’âge de pierre s’il n’y avait pas l’espoir. Espérer, c’est ce qui nous fait prendre de la hauteur, envisager une vie meilleure… C’est la seule voie face à la brutalité de l’existence.
Un frisson parcourt le corps de la femme.
– L’espoir, c’est le temps des cerises ! affirme-t-il.
De fines branches apparaissent autour d’elle, elle grandissent et se transforment en arbre. Des bourgeons éclosent et donnent des petites fleurs blanches, qui à leur tour se changent en cerises. Un enfant se hisse dans l’arbre, un second le rejoint. Ils cueillent les petits fruits et les mangent. Ils rient.
– L’espoir, c’est aussi le fanatisme, la guerre. On a vu ce que ça a donné au siècle passé… Des millions et des millions de morts. Pourquoi ? Pour le Grand Soir ?
– Les malades, c’est le meilleur exemple. Ceux qui croient qu’ils vont vaincre la maladie, ils guérissent vraiment. Alors que ceux qui n’y croient pas…
La femme réfléchit, puis elle dit :
– Peut-être qu’il y a un art d’espérer, peut-être qu’on pourrait faire confiance à ses désirs et dès qu’ils deviendraient encombrants, on les oublierait aussitôt. Un peu comme espérer sans croire.
Le jeune homme est ailleurs. Soudain, le regard de la femme devient grave et la nuit tombe.
– Je prends des cours de danse le vendredi… ce soir, dit-elle.
Le crépuscule s’intensifie.
– Parfois, on… on reste après, c’est sympa.
Sa gorge est si serrée qu’elle a du mal à respirer.
– J’ai rencontré une fille l’été passé. Je n’ai jamais senti un truc aussi puissant, je pense tout le temps à elle, dit-il.
Il continue en la fixant :
– Tu as déjà vécu un amour comme ça ? Un amour si fort qu’il te prend toutes tes pensées ?
Des larmes se mettent à couler le long des joues de la femme. Elle couvre ses yeux de ses mains. Le jeune homme se rapproche, la femme penche sa tête sur son épaule. Ils se prennent dans les bras et se serrent l’un contre l’autre. Ils décollent et tournoient dans les airs, jusqu’à disparaître.
Un véhicule s’arrête à l’arrêt de bus. Des passagers en sortent, d’autres montent, puis le bus démarre. La femme est seule sur le banc. Elle essuie ses larmes à l’aide d’un mouchoir, puis se lève. D’un pas hésitant, elle part.