Ode à la Création

Cet article est paru dans la Couleur des Jours No 11 à l’été 2014.

11h. Assise dans le train en direction de Berne, la tête appuyée contre la vitre qui traverse Lavaux, je me plais à rêvasser. Mon esprit se promène, il glisse doucement sur les pentes couvertes de vigne, vole sur l’eau puis part dans le ciel, loin au delà du lac aux couleurs argentées. Quelques bêtes étranges apparaissent, un long corps, quelques membres peut-être, des visages à l’expression vierge. Elles nagent dans le ciel et s’entrelacent. Je les distingue mal, je les vois sans les considérer, le regard perdu dans le tableau exceptionnel qui se trouve face à moi. Ces apparitions sont douces comme des âmes amies, des êtres qui n’existent pas et que pourtant je vois, qui habitent mes songes les plus lointains. Je ne sais pas d’où elles viennent. Quelqu’un a su les dévoiler à mon esprit pour qu’elles m’accompagnent. Elles ont, je crois, toujours été là. Je pense à la peinture de François Burland. Le contrôleur et son accent suisse-allemand me ramènent d’un coup à la réalité. Je montre le petit papier, le monsieur utilise sa machine à poinçonner et je me réinstalle confortablement. Les formes réapparaissent, j’aime sentir leur présence comme celle d’êtres chers.

11h15. Extirpée de mes rêves par le noir du tunnel qui nous amène vers le canton de Fribourg, je détache mon visage de la fenêtre. Un livre dépasse de mon sac, Au royaume du mythe et de la magie, qui présente ces êtres étranges en couverture. Celui qui a donné vie à ces créatures est un enfant solitaire né à Lausanne en 1958 . Il aime surtout la maison de ses grands-parents et la liberté que lui confèrent les grands espaces de la campagne du sud-ouest de la France. Il se sent oppressé par la ville, l’école et par les nombreuses règles de la vie en Suisse. Son monde est rempli des bibelots de sa grand-mère, tels des coquillages et des animaux marins qui fondent ses histoires d’enfant. Chez ses grands-parents, on est tout proche de Sainte-Livrade, appelé aussi Vietnam-sur-Lot, où se trouve un des plus grands camps de réfugiés de l’ancienne Indochine et d’Algérie. Le jeune garçon est fasciné, attiré par ces gens venus de loin. Il noue des amitiés. Adolescent, il arrête l’école et tente un apprentissage de photolithographe, qu’il abandonne. Puis il essaie le métier de vendeur. Il ne tient pas longtemps. A 17 ans, il quitte ses parents et cherche à se débrouiller seul. L’expérience est brutale, il dérive pendant trois ans. Son monde imaginaire est remplacé par l’apprentissage de la survie. Ce sont les années les plus difficiles qu’il a à traverser. Aujourd’hui encore, quand on ne le salue pas, il se rappelle la sensation d’être transparent, comme le jeune homme sans logis d’avant. Mais François Burland ne s’arrête pas là. Son enfance de vient un paradis perdu qu’il cherchera toute sa vie à retrouver par la création. Il se met à dessiner et il rencontre le peintre Jean-Claude Staehli. Grâce à cette amitié, un chemin se trace enfin.

11h30. Il ne sait pas peindre au sens académique du terme et il s’en fout. A l’âge de 20 ans, il expose pour la première fois dans une petite galerie. Il se présente à Pierre Keller, à l’époque professeur d’arts plastiques à l’école secondaire et spécialiste d’art contemporain. La critique est impitoyable, ses dessins ne valent rien. François Burland lui est encore reconnaissant de ce jugement cruel car, grâce à lui, il s’interroge sur ce qu’il recherche vraiment. Trois ans plus tard, il retourne lui montrer son travail et le professeur, cette fois, l’encourage à suivre la voie des arts visuels. Le peintre expose en 1980 à la galerie Rivolta à Lausanne. Le directeur de la Collection de l’art brut lui achète quelques oeuvres. Puis le peintre part au Sinaï, dont on retrouve les couleurs dans ses peintures. Il y revoit les images de son enfance, les évocations de l’Entrée de Jésus

. Jérusalem de Giotto, l’Apocalypse d’Angers. Huit ans plus tard, il fait une expérience singulière, la Beauté à l’état premier, le désert. Il rencontre des nomades avec qui il se lie. Il n’y est qu’homme, sans possession ni contrainte de représentation, à l’inverse du monde occidental, ses industries et ses hiérarchies. Là-bas, il appréhende mieux la mort, il s’accoutume aussi mieux à la vie. C’est l’époque des cycles de création: Les Monstres, fait d’animaux à plusieurs têtes dessinés de profil; Océaniens, des figures et ornements imbriqués les uns aux autres; Asawak ou Chaman Blues, qui tous représentent des bêtes en mouvement, parfois des flèches, des épées, des boucliers, des chasseurs. On y voit une succession de com bats mythiques qui évoquent la guerre et côtoient des symboles de fertilité. A regarder les dessins les uns après les autres, on est comme dans un film image par image. Chaque cycle est un univers pictural à part entière. Puis il y a le cycle Cavaliers Novembre, où je re trouve enfin mes bêtes sauvages qui dansaient tout à l’heure sur le Léman. Elles font peur, reliées entre elles par une sorte de cordon ombilical parfois rouge, parfois blanc. Il y a quelques planètes de-ci de-là ou peut-être des lunes, des taches, des formes circulaires, surtout dans le cycle Le Jour des Cendres.

11h45. Il y a quatre ans, François Burland se réveille un matin habité par la lubie de faire un immense sous-marin. Il y réfléchit toute la journée. Le soir-même, à table avec des amis, il lance son projet, amusé. On lui demande pourquoi construire un tel engin, il répond «pour rien!». Et ça lui rappelle un souvenir d’enfance. A l’âge de 6 ans, il se trouve à l’Exposition nationale de 1964 et découvre Eur.ka! de Jean Tinguely. Cette sculpture est une immense machine qui claque, grince et hoquette bien en vue à côté du pavillon de l’armée. Le petit garçon est fasciné par le bruit de ces pièces qui bougent sans raison apparente. L’oeuvre est belle, imposante avec une immense roue métallique qui rappelle les premières machines de la révolution industrielle. Surtout, la sculpture mouvante fait rire, car une machine qui ne sert . rien, c’est amusant. Alors quand le peintre d.sire construire un sous-marin qui ne marche pas, après la machine qui marche pour rien, c’est saluer Tinguely au passage et continuer le chemin. C’est aussi aller vers la fin de l’histoire, la fin de l’histoire de l’art. Attablé avec des amis ce soir-là, François convainc, un ami accepte de financer le projet. Trois mois plus tard, le peintre se retrouve au nord de Bordeaux dans une ancienne halle de produits coloniaux, le Garage Moderne. Il est accompagné de trente personnes pour construire le sous-marin, dans cet espace fait d’une majestueuse charpente en bois et de briques rouges. C’est à la fois un lieu où réparer sa voiture, construire un vélo, se restaurer, découvrir des oeuvres exposées aux murs, un concert ou du théâtre. C’est un doux m.lange entre des gens qui souhaitent bricoler par manque d’argent, pour pouvoir faire seuls la prochaine fois, ou par amour du lieu. Il se trouve dans cet espace une vieille caravane où l’on peut remplir une feuille d’adhésion à l’association, un bus blanc et rouge à l’inscription Aquitaine Cars où l’on paie sa réparation. Le lieu est fait de pièces rapportées d’un siècle entier, témoin de la France coloniale, des deux guerres mondiales, des Trente Glorieuses et de la délocalisation industrielle. Le quartier est aujourd’hui sur le déclin. C’est une cathédrale de l’Histoire contemporaine faite de bric et de broc où l’on croise aléatoirement des artistes et des mécaniciens, des psychologues et des marginaux. L’oeuvre d’art, qui n’a pas été imaginée en construction collective à l’origine, est devenue le sous‐marin de tous les damnés du Lot‐et‐Garonne, dira le peintre.

12h. Je marche dans les rues de Berne en direction du lieu d’exposition. Le centre-ville est joli avec ses trams rouges, ses fleurs aux fenêtres, ses pavés et ses trottoirs couverts. L’architecture me rappelle la maison playmobil avec laquelle j’ai joué longtemps, enfant. Lorsque j’arrive sur le pas de la porte de la galerie DuflonRacz, où se monte l’exposition du peintre, je rencontre trois jeunes hommes qui ont été engagés pour construire Fat Boy. Alaï est originaire de Guinée-Bissau. Il est en Suisse depuis cinq mois et apprécie travailler le bois. Il me raconte la traversée de la Méditerranée dans une barque remplie de gens, la hauteur des vagues, la peur de sa vie. Il a fini par perdre connaissance et s’est réveillé en Espagne. Il pense arriver dans un seul grand pays, l’Europe. On lui conseille de se rendre en Suisse. Un homme accepte de le prendre en stop s’il promet de ne rien dire. Il arrive à Genève au début de l’hiver 2013. Mamadu a 17 ans et est d’origine malienne. Il a vécu en Gambie jusqu’à la mort de son père. Il ne me parle pas de sa mère. Il est parti, sans destination finale, poussé toujours vers un ailleurs, un endroit où il pourrait souffler. Et travailler un peu pour pouvoir manger. Il a connu le Mali, quelque temps Dakar, puis Tunis. Mais là, on lui a dit que le noir de sa peau lui ferait souci, qu’il serait pris comme esclave. Alors il est monté sur un bateau pour l’Europe. Il a aussi eu très peur de la traversée. Le bateau était rempli, les vagues écoeurantes, il ne sait combien de temps ça a pris. Aujourd’hui, il me dit haut et droit, je veux être scénographe. Léo est Suisse et vit à Lausanne. Il fait de la musique et participe à un groupe qui crée des pièces de théâtre et des films. Il a suivi une formation de décoration d’intérieur mais ne se voit pas arranger les vitrines d’un magasin. Il préfère servir un propos plutôt que de la marchandise. Il est aujourd’hui constructeur de décors et explique en même temps, c’est normal, j’ai grandi dans les théâtres. Il travaille pour la première fois avec de la fibre de verre et de la résine de polyester pour le montage de la sculpture Fat Boy.

13h. Passées les présentations, j’entre dans une autre pièce sur la pointe des pieds. Face à moi, imposante, gît une énorme bombe qui prend quasiment tout l’espace. On peut à peine en faire le tour, elle touche presque le plafond. Il fait clair, heureusement, sinon j’étoufferais. Fat Boy est la dernière création de François Burland pour la galerie. Elle a été construite par près de quinze jeunes gens en difficulté. dans le cadre d’un centre de formation professionnelle spécialisée à Sion. La sculpture rappelle Fat Man, nom de code de la bombe larguée le 9 août 1945 sur Nagasaki, trois jours après que Little Boy ait été lâchée sur Hiroshima. Les bombes au plutonium 239 font respectivement 140’000 et 70’000 morts chacune. Viennent ensuite les cancers et les leucémies qui atteignent les survivants, près de 2000, semble-t-il. La gorge serrée et la bouche sèche, je lève les yeux et vois des ruines en fumée, des chars et des avions de guerre dans un ciel rose. Le collage me rappelle les photos de Berlin à la fin de la guerre. La couleur du ciel me transporte vers mes souvenirs de mégapoles où la nuit est presque aussi lumineuse que le jour, de cet éclairage urbain ultra-imposant, brunâtre de smog environnant. Je me mets à tousser. Puis j’entends le peintre, on y va?

13h30. L’installation est finie. On quitte les lieux tous les cinq et on marche dans Berne. On va voir les ours et Fran.ois dit il y a très longtemps il y avait des ours en liberté dans la région, puis c’est devenu un emblème, ils sont sur les drapeaux de la ville. Sur le chemin on aborde la difficulté du statut de plasticien indépendant, toujours à devoir courir après les projets, à ne pas savoir s’il aura assez d’argent à la fin du mois pour payer les gens qu’il a engagés. Le prix à payer est très lourd, dit-il. Mais en même temps il ne supporte pas la sécurité, il ne pourrait rien faire d’autre que ce qu’il fait. Adolescent, il s’est senti enfermé dans un milieu social, il chérit donc le privilège de son métier que d’être confronté à une multitude de gens, d’expériences, de classes, d’environnements. On s’arrête à la boulangerie. Les jeunes ont de la peine à trouver quelque chose à leur goût, ils sont loin de nos habitudes alimentaires. Le peintre leur fait une proposition qui semble les convaincre. On continue le chemin en direction de la place Fédérale, Alaï et Mamadu regardent les vitrines. François leur donne des noms de magasins où trouver des habits à prix raisonnables. On arrive sur la place, je leur glisse que le grand bâtiment est important, qu’il abrite le parlement et le gouvernement de la Suisse.

14h. Le temps est avec nous. Les rayons du soleil chassent la neige sur les cimes au loin, l’herbe du petit parc est accueillante sur le bas côté du Palais fédéral. On s’installe face au soleil, on sort notre pain et François me parle d’un projet d’association pour soutenir ces jeunes mineurs qui arrivent sans aucun lien. Pour avoir un meilleur point de chute, comprendre plus rapidement comment la vie est organisée ici, pour expérimenter différentes activités et choisir un métier. Les garçons sont concentrés sur leur écran de téléphone, l’un refait le lacet de sa basket, l’autre roule une cigarette. On est bien. Je demande à Mamadu s’il appelle parfois des gens au Mali, au Sénégal ou peut-être en Tunisie. Il me répond que non, il n’appelle jamais là-bas. Je pose la même question à Alaï. Lui non plus n’a plus de contact avec son ancien continent. Au moment de monter en bateau pour traverser la Méditerranée, il a dû promettre qu’il se séparerait des autres à l’arrivée. Il répète plusieurs fois Tu ne me connais pas, je ne te connais pas!, un grand sourire illumine son visage.

15h15. En direction de la gare, le peintre me raconte que deux amis photographes et lui repartent dans une création collective grâce au prix FEMS qui lui été décerné l’année passée par la Fondation Edouard et Maurice Sandoz. A Toulouse cette fois, au centre d’art BBB. Ils désirent faire raconter la conquête de l’espace par les gens du quartier, toujours dans le cadre du cycle actuel du peintre, Atomik Magik Circus. Les garçons insistent pour lui porter ses sacs. Il hésite, puis dit d’accord. Les gens se déguiseront, seront pris en photo par les photographes qui monteront un diaporama. Il y aura aussi dix grandes machines statiques, des broderies, des gravures et bien d’autres choses encore. Dans le hall souterrain de la gare, François s’arrête sur une pierre mise en valeur, une partie du monastère de Rüeggisberg qui date de 1075. Arrivés devant l’écran des départs, chacun choisit son itinéraire. Puis on se dirige vers le quai, on se remercie, on s’embrasse, on se dit au revoir. François Burland ne monte pas avec nous, il attend un autre train. D’un coup, sans lui, on est gêné, on ne sait plus très bien ce qu’on fait ensemble. On s’installe à des endroits différents dans le train.

15h30. Je regarde par la fenêtre, le panorama défile. J’observe ces collines propres et bien organisées, ces fermes aux géraniums de la même couleur que le drapeau de ce pays. Une affiche politique passe furtivement, des jambes noires marchent sur la bannière rouge à croix blanche, je lis le slogan stopper l’immigration massive! Mes yeux quittent la fenêtre, ils se ferment. Je sens la nausée monter. Ma tête s’enfonce dans le siège et je repense à ce peintre, à ses doutes, à ses certitudes, aux risques qu’il prend. Les traits sur son visage, la marque du désert et du temps. Je revois ces jeunes gens, leur voyage, la bombe, les ruines fumantes, leur timidité. Aujourd’hui l’un désire devenir scénographe, l’autre sûrement menuisier. Je respire, me sens mieux. Mes êtres chers, ces bêtes étranges, reviennent à mon esprit. Je les remercie alors de m’inspirer tant.