Une Tempête aussi vieille que le Monde

Cet article est paru dans la Couleur des Jours No 9 à l’hiver 2013.

Il est deux heures trente du matin, je me réveille en chamboulement. Depuis trois jours, je me traine dans une sorte de torpeur générale. J’avance au ralenti. Anesthésiée par une fatigue magistrale, je pèse au moins deux cents kilos. Il se passe quelque chose dans cet habitacle qu’est mon corps bouffi et déformé. Je ne reconnais plus ni mon visage, ni mon image. Je me tire péniblement vers un événement aussi vieux que le monde, considéré par certain comme l’ascension de l’Everest, par d’autres comme le pire moment de leur vie. Je suis calme et confiante, je ne sais pas d’où ça vient. A cette heure de la nuit, de plus en plus appelée en dedans, je m’interroge. Serait-ce le début de la tempête ?

Dehors, le vent souffle à en faire coucher les arbres. Il pleut depuis des jours. Une pluie froide, inquiétante. Le ciel gris, immense, semble planté là, à jamais. Ce temps est insidieux, quelque chose se prépare. Les habitants de la Zélande sont habitués aux tempêtes de la mer du Nord, mais celle-là est particulière. Elle va tout droit à la catastrophe. Le vent souffle d’habitude parallèlement à la côte. Cette fois il pousse contre les Pays-Bas. Et la tempête dure, elle dure depuis longtemps. La région se trouve sous le niveau de la mer et depuis la guerre, rien n’a été fait pour consolider les digues. Rien. Alors à chaque tempête, c’est la même peur. Mais cette fois les gens sont particulièrement inquiets, ils disent que les digues vont casser.

Depuis des mois, l’idée de ce qui m’attend m’effraie, me pousse à en parler. C’est qu’on peut en mourir. Ou en tout cas beaucoup, beaucoup en souffrir. J’ai questionné dans mon quotidien chaque personne traversée par cette expérience. Et je sens en moi ces milliers de destins tragiques qui m’avertissent. Aujourd’hui encore, ce sont huit cent femmes par jour qui y restent à cause de leur isolement, de mauvais traitements. J’ai peur d’éventuelles complications, je m’imagine partir au moment où jamais on n’aurait eu autant besoin de moi.

En plus du vent, la marée est particulièrement haute en cette nuit du 31 janvier 1953. Alors que normalement, l’eau monte et descend à chaque marée, le jour précédant la catastrophe, elle ne baisse quasiment pas. Le vent et la force des vagues poussent la mer toujours plus fort sur les terres et appuient chaque minute un peu plus sur les cinq digues qui protègent la région.

Partie d’une sorte de chaos des éléments, les vagues sont d’abord timides et incertaines. Puis elles se posent et promettent d’être puissantes. Ma perception du temps s’étire, aspirée à l’intérieur, je quitte la terre à chaque passage de la douleur. Mon cerveau se soumet, mon corps prend le dessus, tout à fait certain du chemin à parcourir. Plus les ondes sont puissantes, plus je me sens calme, sûre de ce savoir sur lequel je m’appuie. Un savoir ancestral qui n’a rien de rationnel, un savoir uniquement corporel. Une expérience que je n’ai jamais vécue et qui pourtant m’est familière. Qui va m’amener au bout du chemin, malgré l’immense douleur qui m’attend. Cette force pourrait me tuer, c’est certain.

La tempête est maintenant bien avancée. On ne différencie plus le ciel de la mer. Partout du gris clair et foncé se mélange, recouvert de cette pluie qui tombe à verse. Les gens se sont barricadés. La nuit tombée, ils ont fermés les volets, tiré les rideaux, comme pour se concentrer sur le bout du tunnel. Fermer les yeux et se réveiller dans le soleil. Le danger terminé, loin derrière eux. Mais non, la tempête dure et dure encore et les rives sont déchaînées. Ca fait des heures que les vagues poussent, que le vent souffle. Alors les petites constructions humaines, comparées à ce déferlement, peinent à tenir le cap. Elles souffrent, elles pleurent, elles sont dérisoires. Elles sont terrifiées.

Les heures passent, c’est maintenant une force immense qui me traverse à un rythme effréné. Qui manque de me défaire si je ne l’accompagne pas, si je ne suis pas le mouvement le temps de sa traversée. Puis à chaque fois que ça s’arrête, je reviens là où je suis, je reconnais la chambre, les visages rassurants, le lieu de ma bataille. Je vois la nuit, la tête de lit sur laquelle je m’appuie. Peut-être les toutes premières lueurs du jour apparaissent au loin. Je n’ai pas le temps de vérifier, la vague revient, elle m’aspire, me fait partir, loin, loin dans un état que je ne connais pas.

Finalement, les digues rompent. Une à une, dans ce déluge des éléments, l’eau envahit les champs, les jardins, les rues et les maisons. Le liquide glacé avance avec force et recouvre tout. L’évènement se passe au milieu de la nuit, toute la région est endormie. 2’551 personnes meurent, 30’000 animaux se noient, 47’000 maisons sont inondées, 10’000 habitations sont détruites par la puissance des eaux.

Telle une plante aux racines bien enfoncée dans la terre, je suis traversée par cette tempête. Mon corps est le lieu d’un combat acharné, chaque muscle est mobilisé. Je tiendrai jusqu’au bout. Vraiment ? Je ne suis plus une personne à part entière, je suis corps, je suis branche, cellule et matière. Je suis une infime partie de ce gigantesque organisme qu’est la terre. Est-ce moi qui a crié comme ça ? Entre deux vagues, je prends conscience de cette danse brutale et primitive, qui me rappelle mon appartenance au monde animal. Au retour de la contraction, de passage pour un court instant dans la réalité, je constate que je suis à l’origine de ce cri herculéen. Je suis gênée, j’en rougis peut-être. En tout cas je ris. Et la douleur revient, le cri aussi. Pour la supporter, la dépasser.

Soudain, je dois pousser. Alors de toutes mes forces, j’évacue cet immense chaos hors de moi. Je répète le scénario, je commence à suer. Je fatigue. Alors encore et encore, je m’abandonne, je me laisse aller. Je n’ai pas le choix, portée par toute l’histoire de l’humanité. Elle me soutient, me montre le chemin. J’ai confiance, même si je commence à douter. J’atteins mes limites physiques, je sens l’angoisse poindre. Je ne dois pas y penser, je dois rester concentrée. Mais j’ai trop peur maintenant, je n’y crois plus, je sens l’adrénaline se répandre dans mon corps. Juste éteindre ma conscience de la réalité. Me laisser porter par ce savoir accumulé, depuis longtemps, depuis toujours, ce patrimoine bien encré en dedans. La puissance du combat me dépasse, je suis coincée au front, affaiblie par ces heures de violents vas-et-vients. Vais-je y rester ?

Cette nuit, mon grand-père n’a pas dormi. La tension du sud des Pays-Bas est latente jusque chez lui. Quelques minutes après la rupture des digues, l’information arrive. Dans un effort de titan, shootée à l’adrénaline et à l’ocytocine, je pousse tout ce que j’ai. Tous les hommes de la région sont réquisitionnés pour venir en aide aux milliers de personnes dans la détresse. Mon grand-père quitte sa maison envahi par la peur qui lui coupe le ventre en deux. Des images glauques bombardent sa tête. Que va-t-il trouver sur les lieux du désastre ?

Le long du chemin, le ciel s’éclaircit. Plus la pluie se calme, plus mon grand-père est angoissé. Sur les lieux, les secours se mettent en place. Il monte dans une des nombreuses barques qui partent sur les terres inondées pour explorer ce qu’il reste des 133 villes et villages submergés. Toute la journée, ils remplissent les canots des personnes qui attendent sur leurs toits. Sous la pluie glaciale de ce premier février, les gens sont anéantis, ne sachant pas, pour la plupart, si leurs proches sont en vie. Les heures passent, le temps s’accélère. Il faut faire vite, très vite, des vies en dépendent. Les rescapés ont froid, ils ont tout perdu. Mon grand-père essaie de réconforter certains, en vain.

Ce matin, j’ai accouché d’un bébé. Le soleil s’est levé et un calme surprenant a fait son entrée en même temps que lui. Il a pleuré, mais s’est rapidement calmé à mon sein. Je découvre le visage tant de fois imaginé de cet enfant, serein. Il a des mains et des pieds adorables, son regard est méfiant. Il a raison, vivons déjà le moment présent. Après, on verra bien. Que je suis heureuse d’être là, avec lui, de le tenir contre moi. Une chose est sûre, je l’aime tant, déjà.