Entends-tu les pierres tomber?

Article paru dans le journal Le Courrier jeudi 16 avril 2020

Les yeux mi-clos face aux rayons du soleil, je marche sur un sentier de la campagne genevoise. La terre que foulent mes pieds est ciselée de fissures qui courent le long des grandes étendues de gazon brûlé. Il n’y a plus d’herbe, le sol est brun des petites pousses séchées qui rappellent des champs de foins après la coupe. Je sens résonner en moi le moteur de l’avion qui passe au-dessus de ma tête. Je longe une forêt, le crissement de feuilles mortes rythme mes pas. Nous sommes en plein été. Où sont les oiseaux qui d’habitude batifolent dans les arbres ? C’est la fin de journée, il fait encore chaud. A quelques centaines de mètres, des gens sont rassemblés autour de ballons gonflables et de paquets-cadeaux. Des rires s’envolent dans l’air épais de ce début de soirée. La fumée cotonneuse, presque immobile des barbecues zèbre le ciel. Tout est si calme. Pourquoi diable ai-je encore l’estomac noué ?

Je marche d’un bon pas, en me disant que l’exercice va détendre mon corps et évacuer ses tensions. Au loin, je vois les sommets alpins qui découpent l’horizon. L’autre jour, le journal titrait : « Quarante jours d’enneigement en moins depuis 1970 ». Et l’hiver dernier, dans la vallée de Zermatt, il a tant neigé que des étables du dix-neuvième siècle ont été emportées par des avalanches monstres. La station de ski a été coupée du monde près d’une semaine en début d’année, tandis que la neige tombait sans discontinuité. La station météorologique de Genève, qui consigne des données sur le climat depuis 1753, a pourtant constaté que ce mois de janvier a été très chaud, presque cinq degrés de plus que la moyenne. Le record de température a même été dépassé de plus d’un degré. La quantité d’eau tombée a aussi été extraordinaire. Dans la commune de Viège plus bas, près de la moitié des pluies annuelles s’est concentré en un mois.

Je m’arrête et tout en inspirant un bon coup, lève la tête face au massif du Jura. Je sens mes jambes plus dégourdies mais mes mains sont moites, je les essuie sur mon pantalon. Dans la région de l’Ajoie, mais aussi dans les cantons de Bâle, Soleure, Argovie, Berne et Neuchâtel, c’est partout la même chose. Une catastrophe forestière a été déclarée, les hêtres meurent de chaud. Littéralement. A cause du manque de pluie et de la chaleur, les arbres sèchent sur pied. Leurs feuilles sont brunes en plein été et l’écorce de leurs troncs présente des taches noires : ils se vident de leur sève. Cette situation n’a pas de précédent, les autorités ne savent que faire. Certes, des sentiers et abords de routes ont été sécurisés, certaines zones des forêts de hêtres ont été interdites, mais que faire de tous ces arbres qui meurent ? Et après, que faut-il replanter ?

Il y a aussi la forêt de mélèzes de la vallée de Täschalp, mal en point. Markus Stoffel, climatologue à l’université de Genève, disait à la radio que de plus en plus de pierres tombent en montagne depuis un demi-siècle. Les températures plus clémentes qui pénètrent la roche jusqu’à trente mètres de profondeur font bouger la matière. Quand il fait chaud, les failles de la roche se dilatent et en hiver, elles réapparaissent. D’années en années, les mouvements s’accentuent. Le sol gelé des Alpes, autrefois dur comme du ciment, charrie aujourd’hui séracs et pans entiers de sommets et de glaciers.

Et à l’endroit où les vieilles étables ont été emportées par des avalanches y a un an, un mur de roche surplombe les arbres. Son sommet se situe à 3’100 mètres d’altitude. L’équipe de Markus Stoffel a étudié les marques sur les arbres qui se trouvent à la limite supérieure de la forêt. Il en a conclu que les végétaux sont de plus en plus souvent blessés par les pierres qui tombent à cause du sol qui dégèle. Les habitants ont d’ailleurs dû construire sept digues de béton en contrebas. Ces murs de protection ont été prévus pour retenir les éboulements, mais aussi les éventuelles laves torrentielles, un mélange de pierres, de terre et de glace à moitié fondue, comme celle qui a traversé le village de Chamoson, non loin de là, au mois d’août 2018.

Tout en accélérant le pas, je constate que la tension dans mon thorax n’en démord pas. Les images des deux éboulements de Randa me viennent en tête. Un total de trente millions de mètres cube de roche a dévalé six cent mètres de pentes le dix-huit avril 1991, puis à nouveau le neuf mai. Le premier éboulement a créé un séisme de magnitude trois. Heureusement la zone avait été évacuée peu avant les catastrophes, mais trente-cinq moutons et sept chevaux ont tout de même été emportés et trente-trois maisons, ainsi que le chemin de fer plus bas, détruits. La route a été coupée et la rivière de la Viège, un affluent du Rhône, obstruée par les pierres. Un lac s’est créé et il a fallu creuser un canal de vingt mètres de profondeur pour éviter autant que possible d’inonder le village, ce qui n’a pas vraiment réussi.

Août 2017, catastrophe de Bondo. Dans les Grisons, quatre millions de mètres cubes de pierres se sont détachés de la paroi du Piz Cengalo, un sommet de 3’400 mètres à la frontière entre la Suisse et l’Italie. L’équivalent de 3’000 maisons est tombé sur le glacier en contrebas. La glace, au contact des pierres, a fondu et ce mélange a provoqué une lave torrentielle qui en se déversant plus bas, a recouvert Bondo. Le petit village avait été évacué, mais huit randonneurs ont été portés disparus. Même si un système d’alarme avait été installé depuis 2011, rien n’avait permis de prévoir la rupture d’une telle quantité de pierre.

A présent, j’arrive au bord du Rhône qui apparaît à quelques mètres, majestueux. J’emprunte une passerelle qui relie les deux côtés du fleuve. Je m’arrête quelques instants au milieu pour regarder l’eau. Pourquoi ai-je si chaud ? Et cette odeur de flétrissure. J’essuie les gouttes qui coulent le long de mes tempes, ma gorge se serre. Je manque d’air et cette sensation me rappelle le Cervin, qui figure sur toutes les cartes postales de Suisse. À l’arrivée du chemin de fer au Gornergrat, je devais avoir dix ans, j’ai découvert l’effet du manque d’oxygène dans l’air en marchant de la gare à la zone d’observation des sommets. Là aussi, en juillet 2003, année d’une des pires canicules de l’histoire récente du climat, un pan entier du Cervin s’est décroché.

Le niveau du Rhône est plus bas que d’habitude. On le voit par les lignes naturelles qu’a dessiné la végétation en séchant. Je cherche le mouvement, mais rien ne bouge, ni poisson ni insecte apparent. Un étang fait de roseaux secs et d’eau stagnante. Je distingue vaguement une carcasse de vélo à moitié enfoncée dans la vase. A moins que ce soit un caddie ? On dit que les glaciers des Alpes auront presque tous disparu à la fin du siècle. Et si l’eau qu’ils retenaient, avant, s’en allait, à jamais ? Crier, j’ai besoin de crier.

« Bientôt on défendra son petit lopin de terre au fusil ! » a dit un ami hier soir lors d’un dîner. La bande de copains a ri, et maintenant je me souviens. C’est à ce moment que mon estomac s’est tendu, je n’ai plus rien pu manger. La discussion a continué… la qualité des sols appauvris par l’agriculture intensive, les pesticides et méthodes de labour profond… La quantité de matière organique qui a baissé et ce phénomène, couplé à celui de l’augmentation des températures, qui menace la production alimentaire…

Je pose ma tête contre mes bras, appuyés contre la barrière du pont. Je me rappelle de cet autre ami qui a renchéri en nous assurant qu’en cas de manque de nourriture, les réserves des supermarchés ne tiendraient pas trois jours. Son long monologue sur la pénurie alimentaire, les risques de saccage, les vols, le chaos social… Malgré notre éducation, malgré nos lois et toutes nos estimations. Je sens soudain mes mains mouillées, mon plexus solaire tire comme jamais. En fait, je suis en train de pleurer. Je relève la tête, les larmes tombent alors jusqu’à l’eau. Un sanglot sort de ma gorge, je pleure enfin. J’observe les ondes qui s’évadent en cercles concentriques jusqu’aux berges du fleuve et comme il y en a de plus en plus, l’eau se met à bouger, tout doucement. Les larmes recouvrent maintenant mon visage. Ma voix sort par vague, rauque, entrecoupée de hoquets qui me ramènent aux chagrins de mon enfance. Solastalgie, tu rimes avec nostalgie.

Après la passerelle, je prends la direction de chez moi. Les voitures qui sortent de l’autoroute, pare-chocs contre pare-chocs, avancent à peine. Les pare-brises sont propres des insectes qui ne volent plus dans l’air. On voit au loin les dernières lueurs du soleil. Je laisse aller mon regard jusqu’aux montagnes environnantes comme pour donner un chemin à ma tristesse. J’aime la ligne qu’elles dessinent dans le ciel et le dégradé qui s’ensuit, jusqu’au bleu foncé de la nuit. Le nœud que je sentais dans mon estomac s’est estompé, au moins un peu. Quelques étoiles brillent, Vénus est parmi elles. D’un côté le Jura, de l’autre le Salève, qui délimite la plaine du Grand Genève. Au loin, je vois les Alpes où majestueuse, trône d’ordinaire la neige éternelle. Mais les sommets sont bruns. Il n’y a plus de neige. Ici, même l’éternité à une fin.