La Mort aussi c’est la Vie

Nouvelle parue dans le hors-série No 1 du Cafard hérétique le 22 mai 2017.

Samedi, onze heures du matin. Je me promène au marché aux puces de Plainpalais. Mon regard balaie les objets d’occasion, l’air mouvant caresse mon visage. Je suis éblouie par les rayons du soleil qui traversent les feuilles des arbres aux couleurs automnales. Celles qui sont tombées par terre craquent sous mes pieds. Les feuilles mortes apparues dans mon rêve reviennent à mon esprit, mon ventre se serre. Je me suis vue cette nuit sortir d’un lac et me diriger vers un tas de feuille qui attirait mon attention. Je m’en suis approché et en déplaçant la matière végétale, je découvris un corps inerte. La forme du crâne ne m’était pas inconnue. Je reconnus cet homme. L’angoisse de cette vision me réveilla soudain et envahie par l’atmosphère funèbre du songe, je me mis à écrire.

Tu n’aimais pas le téléphone. Nous nous écrivions pour nous donner rendez-vous, nous retrouver dans un parc ou au marché de livres d’occasion. Nous nous envoyions aussi des articles de presse en référence à nos dernières discussions. Quand je trouvais une lettre à l’écriture hachée dans mon courrier, je sortais de mon train-train quotidien pour plonger, heureuse, dans notre monde faits de mots et de papier.

Puis je croise le regard soutenu d’un homme à la machoir large, les cheveux hirsutes sur le côté. Je suis rassurée, tu es toujours là. Je ne vais pas te courir après, je te rappelle qu’il fut un temps où je claquais la porte de ma chambre pour avoir la paix. Tu voulais que je réponde à tes propos provocateurs, sans que j’aie encore les armes pour le faire. Le combat était perdu d’avance, mais tu insistais. Je tentais alors quelques attaques qui tombaient évidemment à côté. J’avais conscience de ma médiocrité, mais tu m’encourageais. Obstinée, je continuais. Tu en riais, et plus tu riais plus je m’entêtais.

Aujourd’hui, je te cherche dans l’allée centrale du marché, je suis inquiète, ça fait longtemps que je n’ai pas reçu de lettre. Au fond du chemin, un homme avec une sacoche en cuir à l’épaule feuillète un livre à un stand. J’accélère le pas, je me mets à courir mais je manque de tomber sur un petit chien que j’étrangle en tirant sa laisse par accident. Après m’être excusée, je relève la tête, tu as disparu.

Alors je prends la tengente pour le parc des Bastions, la foule du marché m’exaspère et je sais que tu préférais les marchés aux puces plus calme le mercredi. Tu t’es peut-être assis sur un banc pour m’attendre, comme on le faisait avant. Des enfants jouent au bac à sable à côté des géants en pierre de la Réforme.

Je me dis que tu es peut-être allé au Remor boire un café avec cette autre esprit qui hante la terrasse. Quand on s’y retrouvait par hasard, elle me lançait un joyeux Comment va ?, toujoursaccompagné d’un franc sourire flanqué au milieu du visage. Elle m’invitait à m’asseoir et commandaitun thé-crème, son Canard Enchainé plié en deux sur la table. Un jour, elle me raconte qu’à l’âge de 26 ans et célibataire, elle désirait très fort un enfant. Son appartement donnait sur la place du Bourg-de-Four, face à la Clémence. Elle descendit et fit connaissance d’un jeune homme sur la terrasse. Elle l’invita chez elle et neuf mois plus tard, eut un enfant.

Me revint aussi en mémoire une initiative au collège de mon quartier qui nous fit déclarer une journée du mois de mai Débrayage généralisé. L’idée était de dénoncer à la fois toutes les injustices du monde, les guerres en cours et sûrement aussi l’autoritarisme insupportable de l’ensemble des professeurs et de la direction de l’établissement. Il y avait surtout Mai 68 à commémorer. Quand tu appris la mise en place de l’événement, j’ai dû te présenter l’argumentaire qui nous poussait à la manifestation. Et les arguments des arguments, les arguments des arguments des arguments… Des sueurs froides parcoururent mon corps.

Tu ne peux pas t’en être allé, toutes sortes de choses doivent encore s’écrire et se raconter.

A ces Absents, partis sans prévenir, je leur dit de ne pas m’oublier. Il s’en sont allés alors que le nombre de lettres et de café à venir n’avaient jamais été aussi grands. A ces Absents, je ne leur dis pas au revoir, je me réjouis de les revoir. Je les attendrai tous les samedis pour chiner au marché aux livres d’occasion et m’asseoir sur la terrassse ensoleillée, avec eux, comme avant.