Voyage utopique et tourmenté

Cette nouvelle est parue dans le No 8 du Cafard hérétique le 18 mai 2016.

Tu es pressé, il y a un monde fou dans cette gare aux heures de pointe. Il y a la queue à la douane. Tu respectes la file, tu attends. Après, tu dois composter ton billet, tu te remets à faire la queue. Tu trépignes, tu risques de rater ton train à cause de cette histoire absurde, composter ton billet alors que des contrôleurs le vérifient dans le train ! Tu te dis que les trois minutes qui te restent avant le départ devraient suffire pour ce contrôle abscond. Mais soudain la machine ne marche plus avec la personne devant toi. Alors tu quittes rapidement ta place dans la queue et tu déboules sur le quai. Tu vois qu’il te reste une minute trente, tu transpires, tu cherches le wagon numéro neuf place treize, litanie que tu te répètes après avoir passé la douane. Wagon numéro neuf place treize, wagon numéro neuf place treize, wagon numéro neuf place treize. Tu marches vite, tu te mets à courir. Ca y est, tu vois la voiture, tu montes dans le train. Tu peux souffler, tu es dedans. Les gens sont encore à s’installer, à s’entraider pour ranger leurs valises.

Tu te demandes bien à quoi correspond le numéro treize de ton siège. Non, tu n’es pas superstitieux. Tu aimerais une place contre la fenêtre, dans le sens du voyage, à côté d’un passager introverti qui serait plongé dans un polar tout le trajet, qui ne bougerait pas. Surtout, qui ne se mettrait pas à te parler de tout et de rien. Tu entends les portes se fermer. Tu te retrouves à une de ces places avec une table. Tu es bien ennuyé. Le train grince, il bouge, puis crie l’enclenchement des rouages. Il te faut enjamber un garçon d’environ neuf ans, tu manques de perdre l’équilibre. En face, il y a une petite fille de six ans peut-être, à côté d’un homme qui pourrait être son père. Tu as gagné la fenêtre, mais tu vois partir au loin le quai de gare… Tu n’es pas assis dans le sens du voyage.

Tu es mal barré, tes voisins parlent fort. Les enfants se disputent le paquet de petits beurres, un des deux hommes intervient. Et tu en as pour trois heures comme ça ! Tu es foutu, tu ne vas jamais réussir à travailler. L’homme assis à la table d’à côté répartit les biscuits, et en propose à la jeune femme voilée assise en face, pour la petite fille qui voyage avec elle. Le garçon à ma gauche a besoin d’aller aux toilettes, il dit aux hommes en face de lui qu’il s’absente. Tu en profites pour mettre ton sac sur son siège, sortir tes papiers pour lire. Ton journal ouvert, tu t’égares dans l’obscur spectacle du mois de novembre. La nature s’endort, les montagnes sont menaçantes. Le ciel est chargé, il fait presque nuit alors qu’il est à peine dix-sept heures. Les images du train déraillé deux semaines plus tôt envahissent ton cerveau. Le garçon revient déjà. Tu lui souris, gêné, en enlevant ton sac de son siège. Il te dit que tu es assis au numéro douze et pas au numéro treize, tu lui réponds : non non, je suis assis à ma place. Tu replonges ta tête dans ton journal. Tu entends les rouages du train crisser à cause d’un tournant. Vas-tu arriver à destination ? Tu relèves les yeux et constates que les hommes en face te regardent, la petite fille aussi. Elle te dit : Tu n’es pas assis à ta place ! Les Messieurs qui l’accompagnent lui disent que ce n’est pas une manière de parler. Pris par le doute, tu cherches ton billet dans ton sac en te rappelant la litanie à l’arrivée dans le train. Le papier le confirme, tu as bien le siège numéro treize. Tu leur montres ton billet, le doigt sur le numéro treize, quand la fillette de l’autre table te lance : Oui mais là tu es assis au numéro douze Monsieur ! Sa mère la regarde en fronçant les sourcils, tu dis en riant : Ma parole, ils sont tous ligués contre moi ! Les enfants éclatent de rire, des miettes de petits beurres tombent sur la table. Les deux pères nettoient, le garçon à côté de toi te montre les petits panneaux contenant les numéros des sièges, il te dit : c’est marqué là. Tu lui proposes alors d’échanger ta place, il accepte, tu refermes ton sac, tu te lèves, laisses passer le jeune garçon contre la fenêtre et te rassieds côté couloir.

Le Monsieur en face de toi te raconte que leur fille a souvent un avis sur tout. Tu lui réponds que c’est plutôt bon signe et tu leur demandes s’ils sont les pères. Ils acquiescent, te précisent qu’elle s’appelle Bérangère et qu’ils sont aussi les pères de Jonas, assis à côté de toi. Ils te demandent la raison de ton voyage. Tu te présentes, et leur racontes que tu vis à Genève et que tu vas à Paris pour rendre visite à ta famille de coeur, celle de ton parrain. Tu en profiteras bien sûr pour visiter quelques expositions qui t’intéressent. Tu leur retournes la question. A ce moment-là, la petite fille accompagnée de sa mère, assise à la table d’à côté, demande de se rapprocher de Bérangère, qui joue avec un robot. La mère fait les présentations : Safiyah, je te présente Bérangère, Bérangère, voici Safiyah. Elle leur suggère de s’asseoir l’une à côté de l’autre. Elle regarde les pères en souriant et leur dit qu’elle a entendu le prénom de leur fille juste avant. Après quelques hésitations, nous constituons une table d’adultes et une table d’enfants. Le couple d’hommes vit à Paris, l’un est informaticien, l’autre infirmier. Ils ont passé le week-end à Genève pour montrer à leurs enfants le musée international de la Croix-Rouge et l’ONU. Un des deux hommes pose la même question à la mère de Safiyah, qui nous raconte qu’elle s’appelle Cherine et qu’elle était à Genève pour des discussions sur la guerre en Syrie.

Le train accélère, tu sens le frottement du wagon sur les rails, fini les tunnels et les tournants. Même s’il fait nuit, tu devines la plaine s’étendre au loin. Tu te détends, tu sais que parler avec des gens apaise ton esprit. Tu leurs proposes un apéritif. Ils regardent l’heure, suggèrent une bouteille de rouge. Tu te lèves en direction du wagon restaurant. Tu reviens avec la bouteille, quelques verres, de l’eau gazeuse, des boissons, des chips et des fruits secs pour Jonas, Safiyah et Bérangère. Tu distribues les verres, Cherine sort de son sac des sandwichs qu’elle dépose sur la table. Safiyah reprend la discussion et te raconte qu’elle a vu à Paris une salle entière de squelettes d’animaux, elle te demande si tu vas voir ça aussi. Tu lui réponds que non, tu veux aller voir l’exposition de… Tu as oublié le nom. Alors tu cherches le nom de la peintre, tu dis différents noms, les adultes cherchent aussi, tu ne le retrouves pas, tu te reprends, tu cherches encore, mais c’est trop tard. La petite fille rit, en disant que tu as rougi. Elle te raconte que c’est comme quand elle s’est retrouvée face à toute sa classe sans se rappeler de la suite de son poème de Jean de la Fontaine. Tu lui demandes alors de le réciter, ça te ferait grand plaisir de l’entendre. Elle réfléchit, puis se lance :

Monsieur le Président

Je vous fais une lettre

Que vous lirez peut-être

Si vous avez le temps

Je viens de recevoir

Mes papiers militaires

Pour partir à la guerre

Avant mercredi soir

Monsieur le Président

Je ne veux pas la faire

Je ne suis pas sur terre

Pour tuer des pauvres gens

Tu sens le train accélérer encore. La vieille dame se retourne et écoute la petite, qui s’arrête, embêtée. Elle dit : voilà, ça recommence ! Tu l’aides un peu :

C’est pas pour vous fâcher

Il faut que je vous dise

Ma décision est prise

Je m’en vais déserter

Ah oui ! Ca lui revient, tu la laisses continuer. D’autres passagers se retournent pour écouter la récitation du poème.

Depuis que je suis né

J’ai vu mourir mon père

J’ai vu partir mes frères

Et pleurer mes enfants

Ma mère a tant souffert

Elle est dedans sa tombe

Et se moque des bombes

Et se moque des vers

Quand j’étais prisonnier

On m’a volé ma femme

On m’a volé mon âme

Et tout mon cher passé

Demain de bon matin

Je fermerai ma porte

Au nez des années mortes

J’irai sur les chemins.

Je mendierai ma vie

Sur les routes de France

De Bretagne en Provence

Et je dirai aux gens : Refusez d’obéir

Refusez de la faire

N’allez pas à la guerre

Refusez de partir

S’il faut donner son sang

Allez donner le vôtre

Vous êtes bon apôtre

Monsieur le Président

Si vous me poursuivez

Prévenez vos gendarmes

Que je n’aurai pas d’armes

Et qu’ils pourront tirer.

Pendant un temps, personne ne parle. Puis la vieille dame remercie Safiyah. Tu vois Cherine prendre un coin de son foulard, discrètement, elle s’essuie les yeux. Un homme derrière sort la tête de son siège et sourit, Bérangère et Jonas se mettent à applaudir. Soudain, le wagon entier semble la remercier.

La vieille dame dit à Bérangère qu’il a bien raison, ce Monsieur, de ne pas vouloir faire la guerre. La guerre, c’est la souffrance, la mort, elle le sait bien, elle qui avait dix ans quand son père a été mobilisé. On doit bien sûr se défendre quand on est agressé. Mais un Etat, lui, entre en guerre quand il est envahi par un autre Etat, attaqué par une armée. Elle ne comprend pas ces politiques qui déclarent, à tout va : Nous sommes en guerre. C’est dangereux, c’est renforcer l’hystérie collective, c’est renoncer à la paix, c’est amener les citoyens au combat, c’est atteindre les droits fondamentaux. Ces personnes portent une vraie responsabilité, ils devraient être jugés pour atteinte à l’ordre public. Si ces criards continuent, on ne pourra bientôt plus réfléchir, plus respirer. Heureusement, elle a été rassurée par le gouvernement français, qui a eu un message d’apaisement, qui a appelé au recueillement. Et puis on n’a pas, comme aux Etats-Unis, ces médias de l’instantanéité, qui ne font qu’intensifier la paranoïa ambiante et pervertir le métier d’informer en achetant des images à n’importe qui, à n’importe quel prix ! pour faire sensation. Elle a écouté le discours sur les moyens engagés pour arrêter les responsables, qui n’ont pas été tués à bout portant, mais bien pire, qui ont été arrêtés pour être jugés. Elle a surtout été soulagée par la décision d’arrêter de bombarder la Syrie, bombardements qui eux aussi font des victimes civiles, dont les médias ne parlent jamais d’ailleurs.

Cherine aussi est rassurée de voir comment ça s’est passé. Elle est soulagée que la France ait aussi invoqué le droit international, et pas seulement pour rappeler que la déclaration des droits de l’homme est d’origine française. Elle est aussi réconfortée de voir que la France a renoncé aux bombardements, in extremis, en rappelant le principe de non-ingérence dans les affaires intérieures d’un Etat. Depuis le début du XXème siècle, les relations internationales ont cherché à interdire la guerre, ce qui a amené à une plus grande coopération internationale avec la Société des Nations, puis les Nations Unies, ce qui a participé à la mise en place de la cours pénale internationale pour juger les crimes de guerre, de génocide et les crimes contre l’humanité.

Heureusement, la guerre n’a pas été déclarée conte le terrorisme, comme l’avaient fait les Etats- Unis après le 11 septembre 2001. Sinon, des régimes d’exception auraient été mis en place, comme Guantanamo. Des hommes auraient été abattus sans être jugés, comme Mohamed Mera. Des opérations armées, proche de guerres éclaires, auraient été lancées, qui auraient fait de nouvelles victimes. Alors qu’aujourd’hui, les moyens de la police et de la justice sont renforcés, les citoyens sont rassurés et l’Etat de droit est aussi garanti.

Jonas, lui, trouve que c’est comme dans une famille, ou à l’école. On n’a pas le droit d’insulter les copains, on est puni si on tape quelqu’un. Alors pourquoi un Etat pourrait bombarder un autre Etat, lui, sans être puni ? Alors quoi, est-ce qu’au niveau international il n’y a pas de loi ? Pas de police ? Pas de justice ? Il dit.

Les deux pères, assis en face de lui, acquiescent. L’un d’eux dit qu’heureusement, la France, par sa posture réfléchie, a renforcé le droit international, plutôt que le bafouer. Et qu’au lieu de la voir créer de futurs terroristes par de nouvelles attaques militaires, elle a plutôt participé à apaiser les relations entre l’Occident et le Moyen-Orient. Il dit aussi qu’il est d’accord avec Jonas, il n’y a pas de différence entre les règles de sa cour d’école et celles du droit international. Pourtant, les pays forts, ceux avec les armées les plus puissantes, faisaient à peu près ce qu’ils voulaient dans le temps. S’ils avaient peur pour leurs débouchés énergétiques, si leurs besoins en pétrole ou en gaz étaient menacés, ils utilisaient la force, envoyaient leurs armées et pouvaient aller jusqu’à destituer des gouvernements. Mais depuis la révolution énergétique, depuis le développement des énergies renouvelables, tout ça a changé, il n’y a plus d’agressions militaires brutales des pays occidentaux envers des pays plus pauvres, détenteurs de matières premières. Et le droit international a d’ailleurs été renforcé. Aujourd’hui, un Etat ne pourrait plus agresser un autre Etat sans être jugé par la cour pénale internationale. Les citoyens ont conscience que chaque Etat est souverain, que chaque démocratie est uniquement dirigée par la volonté de ses citoyens.

La vieille dame pense que le président français a bien raison quand il dit que la vraie guerre qu’il livre est celle contre la pauvreté. Celle qui empêche que certains quartiers ne soient des zones de non droit, des endroits où la police n’interviendrait pas, où les filles n’oseraient pas prendre le train seules le soir, où les garçons seraient livrés à eux-mêmes à cause d’un chômage inquiétant. Le train ralentit, tu sens les rouages freiner, tu n’as plus peur.

L’homme assis derrière nous, celui qui avait applaudi Bérangère, nous raconte qu’il fait partie des centaines de milliers de gens en Europe qui ont accueilli des réfugiés syriens. Le couple qui vit chez lui depuis peu aime passer du temps sur les terrasses des cafés, ils ne sont pas différents de nous. Ils ont fui les combats qui ont détruit leur maison, leur école et leur travail. Ils font tout pour se reconstruire une situation. Il pense que sans les mouvements pacifistes, si puissants en Europe, tout ça n’aurait pas été possible. Ce sont eux qui ont organisé l’accueil des réfugiés. Il dit heureusement qu’ils ont été là, sinon ces pauvres gens auraient croupi dans des camps. Nombre d’entre eux seraient morts noyés en tentant de traverser la Méditerranée.

La banlieue de Paris défile aux fenêtres. Nous rangeons nos affaires, puis le train s’arrête en gare. On se prépare à descendre, tu aides Bérangère à tirer sa valise. Une fois sur le quai, on se salue, on se dit à bientôt peut-être, que c’était un beau voyage. Tu vois la vieille dame dont le père a fait la guerre embrasser un vieil homme à la hauteur d’un panneau d’affichage qui invite la population à accueillir des victimes de la guerre en Syrie. Tu te dis que tu as de la chance, tu vis dans une société qui n’a plus rien à voir avec le vingtième siècle. Tu ne vois pas de militaire, mitraillette en bandoulière. Tu repenses à cette femme voilée, à sa fille, à ces deux hommes et leurs enfants, à cette vieille dame qui a retrouvé son ami sur le quai, tu es serein.