J’ai vu

Le 14 juin 2019 a eu lieu en Suisse une mobilisation sans précédent qui a réuni un demi-million de personnes dans tout le pays. Les syndicats ont appelé à la Grève des Femmes, qui revendiquaient égalité salariale, reconnaissance du travail domestique et respect.

J’ai vu à l’école
Les filles rafler les prix en fin d’année 

Au collège, à l’université 

Des jeunes femmes en plus grand nombre

À qui des hommes enseignaient
Quasi exclusivement

J’ai vu aussi les filles devenues femmes
Toujours souriantes à force de le leur demander
Pendant que les jeunes hommes étaient pris au sérieux dans leur critique ou leur colère

Puis j’ai aussi vu dans les yeux de ma mère
Qui s’est occupée de ses enfants pendant 17 ans
Naître une sourde colère
Après ne pas avoir reçu une partie de la retraite de mon père

Quand elle a souhaité le quitter

J’ai vu mon père haïr ma mère

Parce qu’elle est partie
Et l’insulter encore 20 ans après

Il réside, je crois, une sorte de leurre

Dans notre éducation, nos valeurs

Les mêmes chances ?

Arrivés à la parentalité

Les choses changent

Lentement

On n’y croit pas au début
Malgré l’excellence des filles, à l’école, aux études, elles disparaissent

Des endroits de décisions, des sphères de direction

Tout à coup on parle surtout d’homme à homme 

Malgré les revendications
Les mobilisations

J’ai vu toujours plus d’hommes
Absents pour gagner de l’argent
Pendant que les femmes s’occupaient de leurs enfants

D’ailleurs je n’ai plus vu mon père, parti 

J’en pleure encore

De cet amour qui ne meurt pas, lui

Cette confiance des hommes au travail
Puis les amies qui rentrent de congé maternité

Celles qui se font licencier

Le parlement qui a dit non aux quotas de femmes sur les listes électorales 

Dans les conseils d’administration
Au nom de la liberté

Le parlement qui a aussi refusé
Un congé paternité, un congé parental

Au moins dix fois ces dernières années

Alors quand j’ai croisé un jour un regard prédateur 

Un jeune homme qui est entré dans mon corps

Ma partie privée comme diraient mes enfants

Pourquoi n’ai-je pas crié ? 

Pourquoi ne l’ai-je pas frappé ? 

J’avais alors dix ans

Et puis j’ai dû expliquer à mon fils
Pourquoi des femmes en sous-vêtements
Côtoient des articles d’actualité sur la page internet du journal régional

Ne me dites pas non
Que vous ne comprenez pas

Ne vous fâchez pas non
Quand vous percevez de la misandrie

Parfois

Vous savez j’ai rencontré un gars

Que j’aime jour après jour davantage

Un amour sublime
De ce qu’on partage

Il n’y a pas que cette concurrence
Ces préjugés
Ces cases dans lesquelles on est projeté

Il y a l’amour aussi

L’amour, le vrai
Je le vis

Comprenez que parfois la colère l’emporte 

Avec des yeux compatissants
Sans explications, sans mots
Un silence confiant

Venez plutôt marcher avec nous

Quand toutes ensemble
Nous chantons cette colère

Soyez avec nous
Quand nous évacuons collectivement 

Ces restes d’inégalités séculaires

Promettez-moi plutôt
Que vous prendrez la main que je vous tendrai 

Pour défiler vers l’égalité